La culture érotique des Anciens

Source : « Sexe et Sensualité : La culture érotique des Anciens » de Giulia Sissa

Le sexe nous intéresse toujours. Cela a commencé sur les parois des caves historiées par Homo sapiens. Sexe, nourriture et territoire : voilà nos premières représentations visuelles. Et cela n’arrête jamais. Du bavardage sur les people aux questions de société, de la mode à la loi, d’Internet au cinéma et, plus que jamais, dans notre vie, nous en sommes inlassablement curieux. Quoi de plus naturel et physique, quand tout va bien ; quoi de plus troublant, lorsqu’au plaisir se mélange la souffrance, et si le désir se fait angoisse. Quoi de plus évident ou de plus dépaysant, lorsque les choix d’objets ou les identités de genre se mettent à vaciller.

L’amour nous intéresse toujours. L’amour pour nos proches et nos amis, mais aussi et surtout l’amour érotique. Le plaisir que nous fait une présence, la présence de cette personne-ci, dont l’enchantement n’est pas remplaçable ; la déréliction que son absence, ou son abandon, nous cause – une douleur qui passera avec le temps, sans doute, mais une douleur qui nous empêche de manger, dormir ou travailler. L’amour qui réunit sensualité et tendresse devance toujours nos prédictions sur nous-mêmes.

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Pour comprendre, nous avons sous la main une panoplie de savoirs. Sexologie et médecine, bien sûr ; mais aussi la théorie darwinienne de l’évolution qui parvient à tout expliquer, jusqu’aux nuances des penchants, par la survie de l’espèce ; les neurosciences, de plus en plus raffinées dans la mise à point des love maps cérébrales ou dans la recherche sur la chimie de l’excitation et de l’attachement. Les arts d’aimer pullulent dans les magazines, en papier ou sur le net. La technique triomphe aussi bien dans les espaces-temps qui nous font nous accoupler et fantasmer entre écrans, clubs, blogs et réseaux que dans la promesse de réaliser, enfin, le grand rêve aphrodisiaque. Viagra, Cialis et Levitra se vendent très bien ; la pilule pour femmes est pour demain. À chaque philtre d’amour son mode d’emploi, qui dessine, à son tour, de nouveaux rythmes pour le corps, de nouveaux espaces-temps pour éros. « Quand c’est le bon moment, êtes-vous prêt ? », chuchote une publicité.

Bien des maîtres à aimer dispensent des certitudes sur les causes et les effets de l’amour. En contrepoint à la pharmacie d’Aphrodite, les philosophes viennent nous rappeler ce qui échappera toujours aux dosages et aux ordonnances : le hasard des rencontres qui se muent, parfois, en longues fidélités ou le mouvement premier de l’amour « qui vient ». Le désir est désir de l’autre, dans sa différence et dans l’intersubjectivité. Que les femmes se gardent d’occuper la place de l’objet ! Regardons en face la sexualité contemporaine, afin d’en comprendre les aspects contradictoires : maîtrise et démocratisation, d’une part ; inquiétude et désarroi, d’autre part. En 2005, Benoît XVI émettait son encyclique sur l’amour catholique, Deus caritas est, synthèse supérieure d’éros et d’agapè. Ne séparons surtout pas ses différentes expériences, éros, philia et agapè, recommande, depuis longtemps, André Compte-Sponville. Il faut se placer dans une perspective résolument antichrétienne, crie à tue-tête Michel Onfray, pour retrouver les plaisirs sans ombre des païens. Attention, nous avertit Jean-Paul Kaufman, le sexe n’est pas un loisir comme les autres ; si vous, ô demoiselles, cherchez toujours le prince charmant, vos chasses en ligne vont rendre les hommes encore plus fuyants, encore moins scrupuleux. Indifférente, hélas, à ce qui la fonda jadis, la philosophie ignore l’ironie.

La psychanalyse se contente de chuchoter l’impossible et l’indispensable du rapport sexuel, dans ses ambivalences extrêmes : ce qui donne le bonheur le plus intense, mais nous jette dans le désespoir absolu ; ce qui exalte notre pouvoir de séduction, mais nous livre à la merci d’autrui ; ce qui nous rapproche dans l’illusion de faire un, mais nous fait haïr, abandonner et tromper celle ou celui qui, hier, était tout pour nous. La vie est désir. Le plaisir est une petite mort. Le langage fait l’amour. Ce sont des détails qui nous font chavirer – nous voilà transis à cause de la courbe d’une épaule, d’une façon de marcher ou d’un tout petit accent. Ce sont des riens qui font tout et pourtant, si le porteur d’un de ces riens répond, c’est l’amour ! On peut mépriser le divan comme un appareil à normaliser le désir ; on peut se réjouir qu’il y ait un radeau matelassé, quelque part dans le monde, où venir s’échouer quand tout va mal.

En Europe et aux États-Unis, nous vivons dans une culture érotique à plusieurs voix. Cette polyphonie s’accompagne d’une liberté vertigineuse de choisir comment parler, penser et vivre. Nos vies sexuelles sont désormais à la carte. Je ne le déplore pas. Je ne regrette pas le bon vieux temps d’avant la technique, quand un homme bien constitué, la cinquantaine épanouie, se découvrant de moins en moins à l’aise avec son pénis, n’avait aucun recours – sauf la soupe du promis ou le sabayon dans le tiramisu. Les remèdes disponibles aujourd’hui agissent à la fois sur le corps (en favorisant la dilatation des artères), sur l’expérience érotique (en rétablissant la confiance en soi) et, ajouterai-je, sur ce que nous pouvons penser, finalement, du sexe au masculin. Le phallus n’est que la prothèse du pénis. C’est une construction imaginaire, d’autant plus monumentale dans la culture, que la réalité anatomique déçoit. Toute femme sait cela, mais le succès moléculaire le confirme. La virilité, fantasme de maîtrise et de puissance, s’appuie sur un organe des plus fragiles : vulnérable au passage du temps et aux états d’âme et, surtout, immensément capricieux.

Je ne regrette pas le paradis perdu d’avant le féminisme, quand les hommes pouvaient se permettre de séduire au pluriel, aller discrètement au bordel, entretenir une maîtresse avec la complicité de tous, y compris leurs épouses résignées. Les hommes séduisent toujours, et encore plus, sans doute, mais le désir des femmes change la donne. Dans des stratégies moins escomptées, dans des formes de réciprocité plus mobiles, le jeu de rôles n’est plus le même. La liberté sexuelle au féminin doit beaucoup au contrôle technologique de la fécondité, à la possibilité de maîtriser le temps biologique. Cela s’accompagne, bien évidemment, de la conscience, politique, transgressive, laïque et très récente, d’un droit à prendre, qu’on veut voir reconnu, pour sa vie et pour son corps. Là aussi, il serait absurde, surtout pour une femme, de céder à la doléance antimoderne.

De même, il ne faudrait pas aller trop vite dans la consternation sur les effets moraux de cette liberté, ainsi que nous le serine la tradition catholique, reconvertie, pour l’occasion, en une phénoménologie charitable ou, plus étrangement, une réflexion fascinée par le constat d’échec. Les mises en garde abondent : la chair serait devenue une viande performante ; un hédonisme égoïste ruine désormais l’intersubjectivité oblative. Une habitude de pensée parcourt une critique féministe, aux résonances pieuses : si on nous traite en objet de désir, on nous réduit à un objet sexuel, par conséquent à une chose, voire une marchandise. Quel malentendu, quand même, sur le sens du mot « objet » ! Un objet sexuel est, en fait, la cause d’un désir, un désir qui s’y accroche. Cela n’a rien à voir avec le ravalement d’une personne à une chose. Cela permet, en revanche, de mieux baliser les voies d’éros : ce qui nous attire n’est pas la biographie intégrale ou les œuvres complètes ou le portrait en 3D d’une personne, mais une partie qui, montée en épingle, fait que le tout nous paraît unique. C’est l’amour qui, ensuite, transforme le désir en amitié ou en une vie commune, avec ses engagements éthiques et ses accommodements esthétiques. La matérialité éclatée du corps reste la condition d’un désir qui bouge, dans l’espace et dans le temps.

Je ne regrette pas une sexualité banalisée par des lignes de partage entre le naturel et le pervers. L’amour qui, au temps d’Oscar Wilde, « n’osait pas dire son nom » est devenu un paradigme de style de vie et en son nom, précisément, se déroule une bataille exemplaire pour l’extension des droits civils : celle pour le mariage homosexuel. De l’émergence des manières érotiques qu’inventent les femmes qui s’aiment entre elles et les hommes qui s’aiment entre eux, c’est la société entière qui va se réjouir : tout espace de liberté et d’égalité conquis pour et par un groupe, élargit la liberté et renforce l’égalité de tous. Davantage : les femmes ont tout à apprendre des hommes qui savent plaire aux hommes ; elles ont quelques leçons à donner, sur les manières de faire plaisir aux femmes. La série télévisée The L-Word doit son vaste succès aux nuances des arts d’aimer lesbiens, dans les villas et les campus de Los Angeles. Comme dans le film de Cédric Klapish, L’Auberge espagnole, où le personnage d’Isabelle, joué par Cécile de France, sort le jeune Xavier de l’impasse, en lui faisant voir comment son amie aimerait être prise, ces femmes montrent, précisément, comment s’y prendre, dans le mélange de différence et d’affinité qui, entre individus humains, compose la séduction.

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